édouard nono
Artiste
Née en 1947
Mort en 2009
En s’attachant exclusivement à la photographie de végétaux, Edouard Nono a délimité son sujet comme un botaniste peut se consacrer à l’étude d’un genre spécifique de plantes. Ce parti pris pour un sujet unique est le point de départ de ses clichés de graines, de glands et de fleurs. Bien qu’habitées par la mémoire prégnante des herbiers, ou celles des planches encyclopédiques, dans lesquelles s’ordonnent les variétés en catégories et types, les photographies d’Edouard Nono n’en constituent pas, à proprement parler, la rémanence. De prime abord, cette mémoire produit, certes, du lien entre les images que l’artiste donne à voir, mais elle n’est pas le sujet de sa démarche. Celle-ci se démarque de tout dessein scientifique pour s’orienter vers d’autres champs croisés de la connaissance et de la perception, dans un rapport complémentaire entre technique et esthétique.
A l’occasion d’un séjour à l’île de la Réunion, Edouard Nono réalise des photographies argentiques de graines, en noir et blanc. A partir de …il produit de nombreuses images de végétaux à l’aide d’un appareil numérique et les travaille ensuite sur l’écran de son ordinateur.
Cet ensemble est à l’origine d’un corpus de travaux. L’artiste se livre à la transcription imaginative de ses sujets à travers plusieurs opérations qui consistent à cadrer, à encadrer, à agrandir, à contraster, à retoucher, à effacer.
Edouard Nono a d’abord choisi un format unique, le plus banal qui soit, celui de la feuille de papier 21 x 29,7 cm. Il a ensuite conservé, pour chaque cliché, le même fond, totalement neutre, qui est le blanc légèrement grisé du papier photographique semi-mat.
Renoncement à tout décor, à toute spatialité suggérant une profondeur, ce fond est alors présent dans toute sa littéralité, pur espace d’inscription pour chacun des végétaux. Son rôle est essentiel car il contribue à la vision d’ensemble de ces travaux. Il définit également autour de chaque sujet photographié une même surface qui joue comme un cadre de façon à ce que l’on n’imagine pas d’encadrer au mur les photographies d’Edouard Nono, dans le cas où l’on déciderait de les exposer. Et c’est probablement l’une des raisons pour laquelle, lors de présentations publiques, il préfère les installer, sans cadre, à l’intérieur de vitrines.
Avant la prise de vue, l’artiste retouche parfois – pour ainsi dire – les plantes qu’il se propose de photographier. Première mise en scène suivie d’une seconde : sur l’écran, il se livre aux réglages nécessaires pour obtenir les compositions de son choix.
La photographie documentaire, sous l’aspect d’inventaire, fait ressortir les ressemblances, les analogies. A l’opposé de cette logique, Edouard Nono donne priorité à une grande diversité. Contrastes des formes, des couleurs, des matières. D’un côté, complexité des organismes, de l’autre simplicité des lignes. Répercussion d’une image à l’autre de cette « puissance primitive » de la plante, évoquée par Karl Blossfeldt : « Elle oblige, disait-il, tout ce qui existe à acquérir une forme hautement artistique ».
On connaît les développements techniques qui ont permis, au cours du XXe siècle, des prises de vue de sujets naturels au moyen de la macrophotographie. Cette dernière a produit de phénoménales visions à travers les procédés d’agrandissement, de mise au point et du réglage de la profondeur de champ. Dans ses travaux, Edouard Nono agrandit les sujets qui atteignent environ 20 à 25 cm, sans pour autant gagner systématiquement en précision, ni en netteté, comme la macrophotographie le permet. Si, grâce à la technique du numérique, il agrandit ses sujets sur son écran, il se garde bien, toutefois, d’approcher la perfection de la macrophotographie qui permet de percevoir les moindres détails. Aussi, des végétaux agrandis par Edouard Nono deviennent-ils imprécis, voire flous.
L’artiste use de la technique du numérique comme un dessinateur de ses mines de plomb ou de ses fusains. Des parties de végétaux ne sont plus visibles, d’autres, par contre, apparaissent très nettement. Dans un même cliché, différentes partitions sont jouées entre le clair, l’obscur, le net, le flou, le visible, l’invisible. Dans ses photographies en couleur, il produit soit des effets de coloriage dans des tonalités pâles, évoquant les anciens autochromes, soit des coloris extrêmement saturés dans des tons acidulés, rouge, orangé, rose indien, vert, jaune, notamment.
Alors qu’il déclare que « tout advient en même temps », suggérant peut-être par là que l’intervention du photographe demeure minimale, ses clichés ne donnent pas l’impression d’improvisations. Je note deux parts pris suffisamment récurrents pour prétendre qu’ils relèvent de la volonté de l’artiste. Le premier consiste à faire remonter le blanc du papier photo afin qu’y disparaissent formes, contours, couleurs. Le second, au contraire, est une affirmation du motif, du noir profond sur l’éclat du blanc ainsi qu’une démonstration de la différence des matières, de la variété des textures. Certains d’entre eux ressembleraient presque à de curieux objets de design inventés par des concepteurs qui n’ont de cesse de sacrifier la fonction à la forme.
Dans quelques clichés, ni les glands, ni les graines, ni les fleurs ne sont réellement identifiables. Certains d’entre eux réservent des étonnements, de la même façon qu’au XIXe siècle, les photographies astronomiques, les radiographies ou encore les épreuves microphotographiques pouvaient en procurer.
Parfois, Edouard Nono s’attache à confondre les genres, entretenant des analogies formelles entre le végétal, l’animal, le minéral. Au lieu de graines, ne regarde-t-on pas, plutôt, des insectes ou des coquillages ? Enfin, il cultive, de temps en temps, un effacement du sujet, tel qu’on peut le constater dans certaines impressions de matières informelles ou de résidus, à la manière de Man Ray ou de Jacques-André Boiffard.
L’histoire de la photographie documentaire le prouve : il est fréquent que la volonté de réalisme provoque l’effet inverse souhaité, c’est-à-dire celui d’une vision exacerbée des figures représentées, surréelle ou hyper réelle. Bien qu’il ne vise pas cette équivoque, son postulat de départ n’étant pas celui de l’objectivité du documentariste, Edouard Nono n’est pas loin d’emprunter au « merveilleux scientifique », un genre apparu au milieu du XIXe siècle, propre à la photographie appliquée au domaine de la recherche.
A l’expérimentation scientifique, il substitue l’approche esthétique, sans toutefois renoncer à l’ambition commune à tous les chercheurs qui vise à instiguer de nouveaux champs de la connaissance. Rien de figé dans le monde végétal en perpétuelle transformation. Le scientifique peut aussi créer de nouvelles espèces alors que l’artiste, redistribuant à sa convenance les pixels sur l’écran, invente des configurations inconnues de plantes.
La représentation de la botanique participe d’une histoire longue, conséquente, dans les divers domaines artistiques, des beaux-arts aux arts décoratifs, de l’architecture à la photographie. Elle a fondé une tradition qui, pendant des siècles, a incarné les liens entre art et nature. La symbolique des cinq sens, à travers la peinture des lys, des roses, des chardons parmi bien d’autres fleurs et plantes, contribue à une vision globale du monde. Avec l’âge industriel, l’artiste photographe qui souhaite renouer avec la nature, recherche, comme l’indique Walter Benjamin, « un trésor d’analogies et de formes végétales auquel nul n’aurait songé. Seule la photographie –poursuit-il- en est capable. Car un fort agrandissement est nécessaire avant que les formes n’ôtent le voile que notre indolence a jeté sur elles ». Point d’indolence dans le regard d’Edouard Nono posé sur son sujet, étranger à cette conception classique d’une nature dont la dynamique de croissance et de décroissance serait régulée par l’homme. Loin de préserver les végétaux, il en use au titre d’ingrédients pour ses photographies, de même qu’un peintre emploie des pigments.
Cette approche matérielle le conduit à construire des configurations hybrides, complexes qui semblent singulièrement détachées de leurs référents. L’intensité des contrastes renforce les effets de fragmentation. Dans le cas de parties de graines quasi effacées et composées avec des surfaces denses et pleines, l’objet photographié est profondément déstructuré.
Rejetons d’une turbulente nature ou bien spécimens de singulières manipulations ? Nul ne saurait indiquer la nature de ces éléments. Fabriqués par l’ordinateur, ils appartiennent au design graphique, mais n’en conservent pas moins un rapport étroit avec l’histoire de la photographie. Cette dernière, on le sait, a été récemment éprouvée par l’apparition de la photographie numérique. Argentique contre numérique. D’aucuns constatent alors la disparition de la lumière telle qu’elle participe à la photographie argentique, avec pour corrélat la perte de l’empreinte du modèle. Il est vrai que la photographie numérique peut se permettre de ne pas toucher au réel. Stockées dans la carte mémoire de l’appareil numérique, les images sont ensuite mémorisées par l’ordinateur et peuvent être diffusées, échangées et modifiées à l’infini. En l’occurrence, dans le travail d’Edouard Nono, des échantillons de graines sont conservés dans le disque de l’ordinateur. Et ne suffit-il pas de rechercher les informations enregistrées pour faire naître une génération spontanée de végétaux dans un mouvement permanent de recomposition ?
Au service de l’imagination, et non de la science, le dessein qui préside à la création de végétaux sur papier ne parodie-t-il pas la multiplication par boutures, qui est le mode de reproduction naturel des plantes ? Plaisante coïncidence ? Cette dernière ne saurait être ignorée par Edouard Nono quand on connaît la patience déterminée avec laquelle il observe, puis élabore ses images. J’y reconnais un penchant vers les pratiques du collage qui, depuis le temps des avant-gardes, voisinent si bien avec la peinture, tout comme vers la nature-morte, un genre artistique qui s’applique particulièrement à reconstruire, élément par élément, l’ordre naturel des choses. A mon avis, Edouard Nono serait davantage le traducteur, dans ses photographies, d’un ordre artificiel, attaché à convertir les objets en choses comme à explorer la chose dans l’objet, c’est-à-dire à porter à notre connaissance ses inclassables spécimens, apparentés au non déterminé, à l’élémentaire, à la partie au lieu du tout, que seul l’art peut accueillir dans son infinie largesse.
Sylvie Couderc
avril 2005
Texte provenant du site :
https://www.exporevue.com/artistes/fr/enono/enono.html